Par Véronique de La Brosse, sociologue et consultante indépendante
Sur les différents « terrains » où j’ai travaillé, comme dans mon environnement plus ou moins proche, j’ai croisé des victimes ou des témoins de violences liées au genre: violences subies par quelqu’un en raison de son sexe, ou violences à caractère sexuel.
Longtemps je ne me suis pas attardée, privilégiant l’analyse « en profondeur » des dynamiques qui engendrent et perpétuent l’oppression, comme, par exemple, l’institutionnalisation du conflit dans la famille polygamique. Celle-ci repose sur une mise en concurrence permanente des femmes, source de violence bien entendu, entre tous les protagonistes: mari, femmes, enfants, même si la seule violence légitime socialement encadrée peut-être, mais avec une grande élasticité_ est celle exercée par le mari sur ses épouses. La violence dans ce contexte m’apparaissait comme une conséquence parmi d’autres de la jalousie entretenue jour après jour avec une cruauté aussi pénétrante que routinière.
Ce que m’ont aidée à comprendre des rencontres comme le colloque de Médecins du Monde sur les VLG, c’est à quel point la violence, loin d’être un épiphénomène, est la condition et le moyen de l’oppression. Les effractions perpétrées sur le corps sont la négation de l’intimité, ce vers quoi tend toute forme de pouvoir en proportion de son caractère autoritaire, c‘est-à-dire de son manque de légitimité. L’identité sexuée doit être réduite ou asservie, et la violence, ou son éventualité toujours réitérée, est l’essence même du pouvoir.
De la violence ordinaire à la violence scandaleuse y a-t-il un gouffre ou au contraire est-ce une question de gradation, ou même seulement de regard? Entre la victime qui ne peut se reconnaître comme telle qu‘au jour peut-être où elle extirpe de soi la violence subie en l‘infligeant à d‘autres et le témoin, proche ou lointain, qui se détourne (se passe-t-il encore quelque chose aujourd’hui qui échappe au regard d’un témoin?), la violence est comme un huis-clos ouvert à tous vents, un secret bien gardé par un polichinelle. A Asmara, Seyoum Tseggai, journaliste aujourd’hui disparu dans les geôles d’Issayas Afeworki, disait à propos des relations conjugales dans son pays: « Je ne sais pas où, ni quand, ils frappent leurs femmes, mais ils les frappent ». Mais soudain cette violence se démultiplie et devient incontrôlable, c’est-à-dire que le témoin se sent au point d’être happé par son souffle.
Une source de violence lovée dans les dynamiques de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité réside dans la perte de statut liée au long déclin des activités productrices des femmes rurales, notamment les activités autonomes, celles dont le produit leur revenait entièrement et qui pouvaient devenir une véritable source de prospérité et d’influence. Aujourd’hui les femmes sont un peu partout en Afrique et ailleurs la principale main d’œuvre agricole, mais elles s’épuisent à assurer la survie quotidienne de communautés de plus en plus éclatées, dont l’élément masculin est majoritairement absent.
Les violences dites de genre ne sont-elles pas tout autant l’expression de l’incompréhension et donc de la haine de notre époque à l’égard d’une couche sociale, la paysannerie, anachronique et dérangeante? Les femmes en sont les victimes parce qu’elles sont encore là, courbées sur la terre ou transportant la récolte, l’eau et le bois sur des distance toujours plus grandes, sans arme et sans protection. Tant qu’elles n’ont pas disparu, elles et leurs enfants, le grand viol de la terre, déforestation massive, pollution des cours d’eau, mise à sac des sous-sols, destruction de la biodiversité, ne peut s’accomplir sans témoin.
Je m’interroge sur l’usage de l’expression « violence liée au genre ». D’abord parce que les hommes aussi peuvent être victimes de violences sexuelles, éventuellement perpétrées par des femmes. Lors d’une autre rencontre sur les VLG, la modératrice de l’une des tables rondes a évoqué l’image vidéo d’une soldate d’une grande puissance aussi militarisée que démocratique, torturant un civil d’un pays ex-dictatorial ravagé par une succession de guerres. L’auditoire n’a pas réagi. Les femmes bourreaux ne sont pas encore une catégorie visible, non plus que les hommes victimes de sévices sexuels.
Une déclaration récente de Luis Moreno Ocampo à propos des poursuites engagées par la CPI pour de tels sévices commis en République Centrafricaine « sur des femmes et sur des hommes » me rappelle un témoignage entendu dans les camps de réfugié(e)s d‘El Aïoun, sur la « Marche Verte « lancée par le Maroc après le retrait espagnol du Sahara occidental: « Ils ont fait une chose que nous, les Saharaouis, nous ne connaissions pas: ils ont violé des femmes, et même des hommes! ».
Certes les témoignages d’hommes sont moins nombreux, mais depuis combien de temps les femmes ont-elles commencé à parler, et à quel prix? Il manque une réflexion sur les questions de genre au masculin. Il y a aussi pour les hommes un honneur qui impose de souffrir en silence, et un opprobre qui transforme la victime en coupable. Et la chose est apparemment encore plus scandaleuse, puisqu’on a tant de mal à la concevoir. Pourtant dans certaines civilisations il existe un rituel homosexuel entre supérieur et inférieur, patron et client, maître et élève _ gendre et beau-père selon des observations ethnographiques de Marcel Mauss. Le service sexuel serait une prestation obligée dans un rapport de dépendance, de soumission, etc.
Les VLG touchent également les hommes, c’est un fait, l’ampleur relative du phénomène, mal connue, ne justifie pas en tout état de cause qu’on l’ignore ni qu‘on le cantonne dans un coin inexploré de la conscience sociale. D’autre part, on commence à savoir que les bourreaux ont pu être des victimes, et l’on pense à tous les enfants sans avenir, enfants des rues, enfants soldats: il manque des recherches sur les auteurs des violences de genre et leur passé. Enfin, les femmes aussi peuvent commettre de telles violences: sur les enfants d’abord _ et ce sont par elles que se perpétuent les MGF, sur des adultes vulnérables aussi. Les maltraitances sur les personnes âgées émergent comme un problème majeur dans les nombreuses sociétés, à travers le monde, où la démographie est gravement déséquilibrée. Pour une large part leurs auteurs sont probablement des femmes, et leurs victimes des hommes.
Qu’elles s’exercent sur les femmes, les hommes ou les enfants de l’un ou l’autre sexe, les violences ne sont-elles pas le plus souvent liées au genre? Violence politique de la conscription forcée, violence économique de la migration soi-disant volontaire, violence domestique du dressage à la masculinité comme à la féminité… La violence est sexuée, elle prend des formes différentes selon le genre de ses victimes.
Parce que la violence se transmet et s’hérite d’un groupe à l’autre, d’une génération à une autre, comme un substrat culturel, le combat contre la violence doit prendre cette dimension genrée pour en démonter les mécanismes. Mais il faut que genre ne signifie pas seulement « féminin », il faut explorer aussi le masculin et son expérience genrée de la souffrance, y compris celle infligée par le moyen du corps outragé d’une femme. Peut-être ainsi le genre masculin, connaissant mieux sa propre vulnérabilité, sera-t-il plus à même de comprendre comment se construit celle des femmes.
On a évoqué lors du colloque la chaîne de la violence, ou ses strates superposées, enfouies l’une en dessous de l’autre. La violence politico-économique, liée à une colonisation, une invasion, une guerre civile, des réseaux de traite ou un processus implacable de concentration et d’appropriation foncière, a vite fait d’entrer dans les mœurs et de devenir violence domestique, ordinaire et quotidienne. Décrite de l’extérieur comme culturelle, consacrée par la coutume et la tradition, elle n’est plus scandaleuse. Il faut faire la généalogie de cette violence, identifier les voies par lesquelles elle s’est introduite dans le corps social, remonter jusqu’à la racine du mal pour tenter de l’extraire.
Le colloque a abordé à plusieurs reprises le lien entre violences en temps de guerre et en temps de paix, violences perpétrées par des gens en arme ou par des civils: il a été observé dans certains contextes que les civils sont souvent d’anciens militaires ou miliciens laissés à eux-mêmes, avec leurs habitudes violentes et parfois leur arme. Mais il a été également souligné que les violences contre les femmes, y compris les violences extrêmes, sont fréquentes même en dehors des zones de guerre. On reconnaît aujourd’hui l’ampleur du phénomène dans les pays industrialisés _ dès les années 60 une enquête de P-H et M-J Chombart de Lauwe montrait l’occurrence de la violence conjugale dans toutes les couches de la société française. Mais s’agissant de l’Afrique l’image d’une société villageoise avec ses traditions supposées immuables et consensuelles reste prégnante: « Nos sociétés sont innocentes » me dit un jour une juriste d’Afrique sahélienne.
Une étude sur les VLG en République Démocratique du Congo réalisée pour les Nations-Unies en 2008 par B. Kalambayi Banza (PNUD-Kinshasa, 2008) fait état d’une enquête selon laquelle « près de 7 à 8 femmes sur 10 de toutes les provinces du pays ont justifié qu’un mari peut battre sa femme si celle-ci commet un de ces actes : i) brûle la nourriture ; ii) argumente avec lui ; iii) sort sans lui dire ; iv) néglige les enfants ; v) refuse d’avoir des rapports sexuels avec lui« . En RDC comme ailleurs dans le monde, les « brimades » dont les femmes font l’objet dès leur naissance les amènent à intérioriser leur infériorité, à s’y réfugier même pour assurer autant que possible leur sécurité.
La prévention a été évoquée lors du colloque à travers l’exemple, d’abord, d’une réflexion menée au Nicaragua par une association d’hommes qui développent un questionnement sur les fondements machistes de la société civile et de leur propre comportement. J’ai rencontré en Ethiopie des ONG locales dont l’action était centrée sur l’organisation de groupes de réflexion masculins en milieu rural sur le rôle (immense) des femmes dans la production et leur faible accès aux ressources et au processus de décision. Introduire des idées, offrir du temps et quelques moyens pour pouvoir réfléchir ensemble et dégager des pistes, ce n’est pas un luxe mais une nécessité. En l’occurrence l’idée de base serait que les hommes ont besoin d’entraide pour se libérer des préjugés et des craintes dont ils sont victimes.
Aspect majeur de la prévention évoqué pendant le colloque, la lutte contre l’impunité conçue comme réforme des dispositifs légaux et des appareils judiciaires donne l’impression d’une énorme machinerie qui tourne encore quasiment à vide. On se sent terriblement loin d’un accès à la justice garanti et protégé et d’une indemnisation des victimes, tant les questions de gouvernance semblent autant d’insolubles préliminaires, à commencer par la mise en place de codes de bonne conduite et d’un contrôle effectif des pratiques des multinationales. S’agissant des ONG, malgré le langage de plus en plus technique de la constellation humanitaire il reste visiblement beaucoup à faire pour renforcer la capacité d’élaborer une vue d’ensemble de qui peut faire quoi et à quel niveau.
Comme souvent lorsque les résultats restent très en deçà des besoins, il faut réfléchir aux méthodes: la prévention doit-elle être comprise essentiellement voire exclusivement comme lutte contre l’impunité judiciaire, celle-ci doit-elle se concentrer au niveau étatique? On a peu parlé d’associations de victimes, il semble que ces dernières, même lorsqu’elles sont prises en charge un certain temps par des ONG, restent isolées mentalement; on parle généralement de la marginalisation des victimes rejetées par leur entourage, est-ce systématiquement le cas, n’y a-t-il pas aussi souvent, parmi les proches, des personnes ressources qu’il faudrait appuyer dans leur effort de solidarité? Il y aurait peut-être beaucoup à apprendre en écoutant davantage de témoignages sur le vécu à moyen et long terme. Et ne faudrait-il pas accorder plus de moyens pour identifier des mesures de prévention conçue comme contrôle ou élimination de situations à risque et renforcement de la capacité d’autoprotection au niveau communautaire et individuel?