La diffusion récente par le site web Wikileaks et son fondateur Julien Assange – devenu en quelques mois la bête noire des autorités américaines et australiennes – de 400 000 documents classifiés sur les pratiques de l’armée américaine et irakiennes, ainsi que sur celles des sociétés militaires et de sécurité privées en Irak soulève à nouveau de nombreux débats. On peut s’interroger sur le paradigme de le transparence prôné par Wikileaks, et qui paraît parfois orienté, mais toujours est-il que ces documents doivent nous questionner sur l’opacité des conditions de contractualisation de ces entreprises avec les Etats, ainsi que sur le déficit inacceptable de régulation et de redevabilité qui entoure leurs activités et dont elles ont jusqu’à présent largement bénéficié, aussi bien sur le plan financier que juridique. Ces révélations interviennent au moment même où le Président Karzaï a réitéré, lors du Conseil de sécurité afghan, sa ferme intention d’interdire les activités des sociétés de sécurité privées sur l’ensemble du territoire afghan.
Le « nouvel eldorado » irakien des EMSP
On compte aujourd’hui plus de 50 EMSP en Irak, employant environ 30 000 personnes. Un rapport récent a montré que sur un nombre total de 113 911contractors, 58% d’entre eux étaient affectés à des tâches de support logistique, tandis que 11% d’entre eux (soit plus de 12 000) se chargeaient de tâches de sécurité (et par là même, participaient occasionnellement aux combats). Si le nombre total de contractors a diminué en Irak, du fait du désengagement progressif de l’armée américaine et des troupes de la coalition, la proportion affectée à des tâches de sécurité a, quant à elle, progressé de 38%. 26% seulement des contractors en Irak sont des « nationaux », alors qu’ils représentent plus de 75% en Afghanistan. Cette « afghanisation des milices privées » a été conceptualisée sur le terrain irakien par le Général Raymond Odierno, qui affirmait que « l’emploi des irakiens, non seulement permet d’économiser de l’argent mais renforce aussi l’économie irakienne et aide à éliminer les causes de l’insurrection – la pauvreté et le manque d’opportunités économiques. »
Une intégration difficile aux stratégies militaires des Etats engagés
Comme en Irak, la stratégie contre-insurrectionnelle prônée par l’administration américaine et la coalition otanienne en Afghanistan a prôné d’emblée l’utilisation de forces militaires privées, y compris des milices tribales reconverties secondairement en EMSP locales. La complexité des situations dans lesquelles ces EMSP sont actuellement employées est renforcée par la mauvaise intégration de ces dernières dans les chaînes de commandement militaire, et par les frictions générées avec les soldats « réguliers ». En Irak comme en Afghanistan, les Rambo sont légions et leurs faux pas peuvent avoir des conséquences délétères non négligeables. En Irak, l’armée américaine a ainsi dû faire face pendant le soulèvement des miliciens d’Al-Sadr à des défections brutales de contractors, qui ont préféré fuir ces situations jugées trop dangereuses. Le recrutement de ces nouveaux mercenaires peut également s’avérer très hasardeux. Ainsi, la société Blackwater (qui s’appelle Xe aujourd’hui) a pu employer des militaires chiliens, anciens membres des commandos formés sous la dictature d’Augusto Pinochet.
Des pratiques opaques de contractualisation
La privatisation et l’externalisation s’inscrivent aussi dans une démarche de réduction et de rationalisation des coûts. Un rapport du General Accountability Office (la Cour des Comptes américaine) a montré, qu’entre 2007 et 2008, plus de 5 milliards de dollars ont été versées pour les contractors (et USAID, qui lui-même contracte pour plus de la moitié de ses financements) en Afghanistan quand, pour la même période, 25 milliards de dollars l’ont été pour l’Irak.Cependant, les conditions d’attribution de ces marchés publics ont parfois été très opaques, mettant en évidence une possible collusion entre membres de l’administration américaine de G.W. Bush et le complexe militaro-industriel. L’exemple le plus visible a été celui du vice-président américain, Dick Cheney, ancien directeur de la société Halliburton, dont la société Kellog Brown and Root (KBR) est une des filiales, et à qui a été confiée la gestion de toutes les infrastructures américaines en Irak, pour des contrats de plusieurs milliards de dollars. D’ailleurs, le gouvernement Obama vient d’engager des poursuites judiciaires contre le groupe KBR pour ses coûts en Irak, mais aussi pour avoir illégalement engagé et armé des sous-contractants.
En prenant l’Irak pour exemple, il est aisé de constater que la plupart des contrats ont été rédigés sous le sceau du secret, la plupart du temps sans appels d’offres, et ce basé sur les procédures d’exceptions de la loi fédérale de régulation des acquisitions.. Se pose également le problème des conflits d’intérêts entre les différentes parties contractuelles. Un rapport récent du Center for Public Integrity a en effet montré que 60% des EMSP ayant bénéficié de contrats de la part du gouvernement américain avaient des employés ou des membres de leur conseil d’administration qui avaient soit servi, soit avaient des liens forts avec les organes exécutifs des administrations républicaine ou démocrate, avec des membres du Congrès des deux partis, ou avec des militaires de haut niveau.
Des dérives opérationnelles préoccupantes
Au delà des aspects financiers, les exemples d’abus et de violations des droits humains commis par les EMSP sont nombreux et documentés. En Irak, certains d’entre eux sont devenus symboliques des dérives de violences et d’atteintes à la sécurité humaine liées à l’utilisation des EMSP, comme de l’impunité qui en découle. La fusillade de la place Nisour, le 16 septembre 2007, a fait 16 morts, des civils irakiens tués par des contractors de la société Blackwater, rebaptisée Xe depuis. Autre incident relaté, le comportement des membres de la société ArmorGroup, chargée de la surveillance et de la protection de l’Ambassade des Etats-Unis à Kaboul. En juin 2009, une association de vigilance sur les projets gouvernementaux révéla, en effet, de graves et systématiques dysfonctionnements sur le plan contractuel (gardes ivres, nombre insuffisant de gardes, niveau d’anglais insuffisant) mais aussi sur le plan du respect humain (harcèlement sexuel, stigmatisation des gardes afghans, privations de sommeil,…), entraînant des problèmes de sécurité. Une enquête du sous-Comité du Sénat américain pour la surveillance des contrats menée a pourtant récemment démontré que le Département de la Défense avait renouvelé sa confiance à ArmorGroup jusqu’en juillet 2010, avec une possibilité d’extension du contrat jusqu’en 2012.
Une absence de régulation et de redevabilité
Les dérives des pratiques des EMSP, notamment sur les terrains de conflits, paraissent liées à l’absence de régulation effective de leurs activités. Les contractors des EMSP, et notamment ceux présents en Irak ou en Afghanistan opèrent théoriquement sous trois niveaux d’autorité légale : 1) celui du droit international humanitaire et des mandats du Conseil de Sécurité des Nations Unies , 2) celui de la loi américaine ou de leur pays d’origine (en fonction des législations existantes), 3) celui des lois domestiques des pays hôtes. Ce cadre juridique est pourtant insuffisant car les contractors d’Irak et d’Afghanistan ne rentrent pas dans la définition étroite de « mercenaires », définie aussi bien par le protocole 1 additionnel de 1977 aux Conventions de Genève, que par la Convention du 4 décembre 1989 élaborée sous l’égide des Nations Unies. Le CICR a récemment rédigé un document visant à mieux définir le concept de « participation directe aux hostilités », élément d’importance pour distinguer notamment les civils combattants et non combattants. Pour le CICR, « tous les acteurs armés [d’un conflit armé international] montrant un suffisant d’organisation militaire et appartenant à une des parties au conflit, doit être considérée comme des forces armées de cette partie ». En lien avec des partenaires institutionnels, la Suisse s’est lancée ces dernières années dans une large réflexion sur le sujet des EMSP, afin de trouver des pistes d’actions pour mieux encadrer l’activité de ces sociétés militaires privées. On peut distinguer deux actions en particulier, celle de l’initiative conjointe avec le CICR qui a abouti à la présentation devant l’Assemblée Générale des Nations-Unies le 6 octobre 2008, du Document de Montreux. La deuxième initiative importante a permis la promotion d’un Code de Conduite Global à l’attention des EMSP, finalisé en janvier 2010, et rédigé en collaboration avec le DCAF et l’Académie du Droit International Humanitaire et des Droits de l’Homme de Genève. Les initiatives du gouvernement suisse et du CICR peuvent donc s’analyser, au-delà des interrogations politiques sur la privatisation de la violence, comme des stratégies de réduction des risques face à une activité globalisée, utilisée par de nombreux Etats et organismes internationaux. D’autres mécanismes, comme une adaptation de la contractualisation, pourraient éventuellement améliorer la redevabilité et le contrôle externe des EMSP.
La multiplication de crises et de terrains de conflits, le contexte actuel de crise économique et la tendance à la réduction des budgets militaires (notamment en Europe) devraient entraîner une très probable sollicitation accrue aux EMSP, comme en Irak, où 7 000 contractors armés vont travailler pour l’administration américaine après le départ des dernières troupes de combat. En Irak comme en Afghanistan, l’utilisation massive des actions civilo-militaires dans le cadre de stratégies contre-insurrectionnelles, la doctrine des approches intégrées, comme les dommages collatéraux induits par les troupes de l’OTAN et les dérives de certaines EMSP sur les populations locales, ont pu participer à l’accroissement d’une perception négative et durable des forces armées de la coalition, mais aussi des occidentaux travaillant dans le secteur de l’aide humanitaire et du développement.
En Irak comme en Afghanistan, les pertes non comptabilisées des contractors permettent surtout de masquer le coût humain réel du conflit, car elles restent largement invisibles pour les citoyens. Les documents de Wikileaks viennent renforcer cette nécessité de régulation et de contrôle des EMSP, même si , au final, l’objectif final de Julien Assange paraît d’une transparence toute relative.
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