A tort ou à raison, la perception sur les acteurs humanitaires occidentaux s’est altérée en quelques années, substituant un état de quasi « immunité morale » à celui de cibles occasionnelles faciles et de réceptacle à la critique. La pléthore actuelle d’ONG a encore accentué la fragmentation et l’hétérogénéité de cette « classe » sociale[1], dévoilant ses impairs, comme ce fut le cas en 2007 au Tchad, avec l’affaire politico-humanitaire de l’Arche de Zoé. Après avoir dressé un rapide état des lieux de l’humanitaire contemporain, il s’agira de montrer comment le paradigme de la complexité[2], associé à une méthodologie de « systémique sociale » peut nous aider à approfondir notre réflexion et améliorer nos pratiques parfois contestables, et rappeler surtout la nécessité du rapport à l’« Autre ».
Un « sans-frontiérisme » à bout de souffle
Le sans-frontiérisme, acte fondateur des « french doctors », et son prolongement idéologique, le « devoir d’ingérence », ont montré leurs potentialités, mais aussi leurs limites lorsqu’ils servent de prétexte aux guerres « justes »[3]. Ils ont également occulté la place réelle qu’occupent aujourd’hui les ONG confessionnelles, islamiques comme évangéliques, sur les terrains d’intervention. Des acteurs, comme les militaires (d’Etat ou privés)[4] et les entreprises, sont également présents, et notre positionnement à leur égard manque parfois de cohérence et de lisibilité. Ce nouvel « environnement » nécessite un décryptage à l’aide d’outils inhabituels pour l’ « homo humanitarius » (géopolitique, sociologie, démographie, urbanisme, anthropologie…) et impose une attitude privilégiant plutôt le pragmatisme à l’idéologie. La fragmentation des contextes auxquels nous sommes désormais confrontés s’est paradoxalement opérée dans une période de globalisation culturelle et économique qui, au lieu d’entraîner une mondialisation des valeurs, a puissamment révélé la diversité et l’hétérogénéité d’un monde polymorphe. Aujourd’hui, le véritable défi de l’ensemble des acteurs humanitaires est d’opérer simultanément une reconquête identitaire avec une stratégie d’ouverture et d’intelligence collective, quitte à casser le mythe et à dépasser les cadres préétablis. En acceptant de révéler leur part d’ombre et leurs incertitudes, les organisations humanitaires s’inscriraient dans l’engagement d’une réflexion susceptible de modifier certaines pratiques, signe d’une réelle maturité politique.
L’apport de la théorie des systèmes à l’humanitaire contemporain
Faire de l’humanitaire signifie remettre l’humain au centre des préoccupations, et assumer que cette altérité renforce notre condition d’humanité. Toutefois, si les principes éthiques de l’action humanitaire (humanité, impartialité et indépendance) ne changent pas, les modalités de sa mise en œuvre ont évolué, et continueront de la faire avec les contextes et les sociétés. Les problématiques auxquelles nous sommes désormais confrontés, mais aussi celles que nous engendrons, sont autant de mécaniques complexes qu’il faut démonter pour pouvoir les comprendre. Sommes-nous « outillés » pour cela et avons-nous choisi la bonne méthode?
La déconstruction/reconstruction des problématiques humanitaires ne peut pas être exhaustive et encore moins répondre à toutes les questions posées, mais entend démontrer l’enchevêtrement de celles-ci, dans un monde en sursis environnemental et où l’homme, dans la pure tradition « hobbesienne », reste le prédateur majeur.
Appartenant plutôt aux sciences humaines, discipline transversale dédiée à la compréhension de l’Homme dans sa production sociale et symbolique, la reconnaissance universitaire de l’humanitaire contemporain doit aller de pair avec une « re-connaissance » de son cadre général qui, comme le monde entier, s’est globalisé et singulièrement complexifié dans ses interdépendances locales.
Pour analyser correctement cet humanitaire renouvelé, passé du champ de batailles au champ social, la méthodologie analytique a montré un certain intérêt mais également ses limites. En effet, l’analyse linéaire qui en découle, fondée sur les cas analogues et les précédents historiques[5], ne permet pas de rendre compte de la dynamique des changements en cours. C’est pourquoi une méthode empruntant à la « théorie des systèmes »[6], permettrait probablement de mieux saisir le tout dans ses parties et les parties du tout. Sans tomber dans les travers d’un modèle holistique qui expliquerait uniquement le tout, et à la différence d’un modèle analytique décomposant les enjeux dans une logique disjonctive et « mutilante », le modèle systémique vise aussi à l’émergence de problématiques originales afin d’orienter de façon prospective, si l’on prend l’exemple de l’action humanitaire, les politiques stratégiques des organisations humanitaires. Tout en privilégiant la connaissance des interactions et des relations des composants entre eux, plutôt que les composants eux-mêmes, la démarche systémique peut également aboutir à la rupture de certains cadres conventionnels figés, dans un effort de multidisciplinarité voire d’« indisciplinarité » intellectuelles[7].
Les prémices de l’ « humanitaire complexe »
Il paraît donc intéressant d’appliquer la « théorie générale des systèmes » à l’humanitaire, comme cela a pu être fait dans les domaines militaire et des relations internationales. Le méta-système de l’humanitaire contemporain peut ainsi être analysé comme différents sous-systèmes en interrelation qui se régulent par des boucles de rétroactions, entraînant de nouveaux équilibres et une évolution permanente du paradigme humanitaire. Cette capacité de transformation réciproque nécessite toutefois un certain degré d’ouverture, suffisant pour laisser des influences agir, tout en préservant l’intégrité du système.
Le concept de l’ « humanitaire complexe » a également pour objectif, au-delà de la réflexion et de la méthode, d’infléchir les pratiques des uns et des autres. Il s’agit en effet de reconnaître l’impossibilité pour l’ensemble des acteurs (humanitaires, bénéficiaires, et acteurs de l’ « environnement » humanitaire[8]) de détenir une compréhension totale des situations intriquées auxquelles ils sont collectivement confrontés, et de tendre à transformer cette connaissance partielle en une volonté de savoir partagé et d’actions adaptées à chaque contexte. Aujourd’hui, deux domaines de l’humanitaire contemporain se prêtent particulièrement bien à une analyse par le prisme de la complexité. D’une part, la place des humanitaires dans les camps de déplacés et de réfugiés. En effet, dans ces camps qui ne cessent de croître lors de conflits armés ou de catastrophes naturelles, et où les besoins biologiques semblent annihiler tous les autres, « l’homme citoyen »[9] devient, dans la lingua humanitaria, un « déplacé » ou un « réfugié ». D’autre part, le sujet sensible des enjeux de sécurité, aux nombreux déterminants, préfigurant déjà un rétrécissement de l’espace humanitaire physique comme symbolique, et qui signifie de facto une restriction inacceptable de l’accès aux populations civiles les plus vulnérables[10]. Ces deux thématiques, illustrées sur de nombreux terrains (Somalie, Darfour, République Démocratique du Congo, Irak, Afghanistan, Sri Lanka, Palestine,…), témoignent des interdépendances – voulues ou non – qui associent les acteurs présents, nationaux comme internationaux, ainsi que leurs dérives parfois guidées par des objectifs extra-humanitaires (approches intégrées, intérêts commerciaux, …).
Cet « humanitaire complexe » pose donc plus de questions qu’il n’amène de réponses, mais rend compte d’une nécessaire mise en tension de l’ensemble des acteurs (du Nord comme du Sud) plutôt que la recherche à tout prix d’une intégration de ces derniers. Enfin, cette tentative de définir aujourd’hui un « humanitaire complexe » s’intègre plus largement dans le champ de l’anthropolitique[11], c’est-à-dire l’ambition de comprendre le monde qui a émergé ces dernières décennies, et ce à l’aide – à défaut d’une grande théorie sociale unificatrice – d’un désenclavement des disciplines et des hommes qui les possèdent.
Conclusion
Aurons-nous ainsi l’envie et la capacité de ré-humaniser des pratiques humanitaires de plus en plus technicisées et dépolitisées, de les enrichir de façon plus systématique par l’apport des sciences sociales, et de réduire leur biopouvoir normatif – illustré caricaturalement par les critères de SPHERE[12] – pour tendre vers un peu plus d’humanité ? Le travail d’Edgar Morin nous aidera peut-être à transformer progressivement le » sentiment de…complexité » qui parfois nous paralyse, en une « conscience de la complexité » permettant une meilleure compréhension des contextes mais un aussi un vrai regard critique sur nos stratégies et nos pratiques, dont certaines sont indéniablement à modifier.
[4] A. Stoddard et al. The use of private security providers and services in humanitarian operations, HPG n°27, 2008
[10] J. Larché, A. Carle. La sécurité est-elle devenue le nouveau paradigme identitaire des humanitaires ?? , Humanitaire n°16, 2007