La nature des conflits armés s’est profondément modifiée depuis la chute du Mur de Berlin et les attaques terroristes du 11 Septembre 2001. L’internalisation, l’urbanisation, l’instrumentalisation ethnico-religieuse, l’asymétrie et la privatisation (au moins partielle) de ces conflits se sont imposés. Cette nouvelle grille de lecture complexe et fragmentée tente d’être intégrée par les ONG humanitaires, pour lesquelles « humanité, impartialité, indépendance» restent des principes intangibles. Ce cadre éthique et opérationnel doit servir de repère au dilemme auquel nous sommes confrontés en permanence sur les terrains, qui nous fait naviguer en permanence entre une attitude pragmatique et le respect des principes de l’action humanitaire.
Par leur souplesse et leur flexibilité, les ONG peuvent se permettre d’initier des programmes innovants et originaux dans des environnements instables, à l’instar des programmes de réductions des risques menés pour les toxicomanes en Serbie ou en Afghanistan. L’accès aux populations civiles est aujourd’hui essentiellement dicté par des contraintes de sécurité, aux facteurs multiples et enchevêtrés, et pour lesquelles il s’agit de développer des réponses locales et contextuelles, sans dogmatisme ou idées préconçues. L’enjeu de la sécurité est devenu pour les ONG bien plus qu’une simple composante opérationnelle. Nouveau paradigme de l’humanitaire pour les uns, il peut aussi devenir pour d’autres, alibi d’une intervention armée ou de corridors humanitaires. Néanmoins, les ONG ont aussi un devoir de responsabilité, aussi bien en termes d’efficience et de qualité des programmes, que de transparence dans la mise en œuvre de ceux-ci.
Depuis la fin du siècle dernier, on peut s’interroger sur les nouvelles dynamiques des conflits qui secouent la planète. Dans ce contexte, le rôle des humanitaires semble devenu plus exigeant, plus complexe, et certainement plus dangereux qu’avant. L’accès à des territoires contigus et la captation de ressources naturelles telles l’eau, le bois, les terres de pâturages, voire le pétrole, sont devenus des enjeux majeurs. Parallèlement à ces causes « pragmatiques », une idéologisation ethnique et religieuse de la haine de l’autre a été orchestrée par différents protagonistes, aboutissant à des massacres de voisinage, à une fragmentation de sociétés déjà fragilisées et à une altération durable de leurs capacités endogènes de reconstruction. La responsabilité de sécurité incombe à chaque ONG et impose plus que jamais une lecture pertinente des déterminants en présence. Afin de comprendre et de quantifier le phénomène d’insécurité, plusieurs études ont déjà été menées. Une étude réalisée en 2000, et fondée sur l’analyse de 382 décès de travailleurs humanitaires survenus entre 1985 et 1998, a montré que les actes de violence intentionnelle seraient à l’origine de 68% des décès. Il s’agit plutôt d’hommes (90%), souvent expérimentés (âge moyen légèrement inférieur à 40 ans), dont le décès survient, pour un tiers des cas, dans les trois premiers mois de la mission. L’assassinat délibéré de plusieurs travailleurs humanitaires, que ce soit en République Démocratique du Congo, au Rwanda, en Tchétchénie ou en Irak, révèle à quel point l’emblème des ONG ou des organismes internationaux humanitaires n’est plus protecteur, mais peut constituer une cible. Une cible facile : une « soft target ». Une étude plus récente indique que 83 acteurs humanitaires ont perdu la vie en 2006, soit trois fois le nombre de soldats tués en mission de maintien de la paix pour les Nations Unies. Le même rapport conclue que « les organisations humanitaires ont largement échoué à considérer l’éthique de transférer le risque vers des personnels ou des locaux ou des ONG locales ». En effet, les personnels nationaux représentent 80% des victimes des incidents de sécurité qui touchent les acteurs humanitaires. De plus, la prise en compte systématique du personnel local est loin d’être systématique dans les plans d’évacuation ou les formations à la sécurité. Cette situation est d’autant plus paradoxale que ce sont justement ces personnes qui seront les plus exposées à d’éventuelles représailles ou mesures de rétorsion après le départ des équipes expatriées. Il s’agit donc d’un véritable devoir de responsabilité auquel doivent faire face les ONG internationales, notamment sur les terrains de conflit. La dernière étude réalisée en 2009 montre clairement la relation entre conditions de sécurité et accès aux populations.
Il parait important de décrypter la signification du mot « sécurité », qui n’est pas la même selon les divers acteurs, et qui conditionne grandement la réponse faite. Avant tout, la sécurité ne doit pas être uniquement considérée sur son mode opérationnel, mais également comme d’un sujet politique qui vient questionner l’action humanitaire sur son indépendance et sur la façon dont elle affirme son identité propre face aux autres acteurs. On peut schématiquement distinguer deux grilles de lecture, l’une formatée et très procédurale, l’autre plus souple et moins normative. La première option, adoptée notamment par les agences onusiennes et des ONG anglo-saxonnes, privilégie l’usage de la dissuasion avec ses aspects militaires, comme par exemple les escortes armées, et logistiques comme l’utilisation de matériel perfectionné de télécommunication. Leur stratégie primordiale consiste en l’établissement de procédures formelles et strictes de sécurité. D’autres ONG, à l’instar de Médecins du Monde, essayent toutefois d’adopter une autre approche, moins normative, qui consiste à analyser avec justesse, dans une dynamique de réseaux, la situation locale et les enjeux qui s’y rapportent, afin den avoir la meilleure compréhension possible, et de pouvoir pro-activement adapter programmes et comportements. Néanmoins, le respect de règles de sécurité adaptées à chaque contexte, associé à la formation correcte du personnel, constituent des exigences valables pour chaque ONG. Il parait donc important de ne pas s’enfermer dans une problématique de « sécurité sécuritaire » mais, au contraire, de décloisonner la sécurité en termes de perception, d’acceptation, de démarche inclusive des populations locales, de contextualisation dynamique et de grande flexibilité des programmes. Il faut que chaque ONG l’intègre pleinement à sa propre culture identitaire et privilégie la relation à l’autre. Dans ce champ humanitaire devenu si complexe, l’enjeu de la sécurité est également celui de la survie d’un espace humanitaire indépendant, d’une action de proximité et d’une capacité conservée de témoignage. En bref, il s’agit de s’ouvrir au monde et non de se fermer. La situation en Irak, et notamment à Bagdad, où quasiment plus aucune ONG occidentale ne travaille, et où Margaret Hassan – de l’organisation CARE – a été kidnappé et a trouvé la mort en novembre 2004, malgré la présence à ses côtés de gardes armés, montre bien les limites du concept de sécurité sécuritaire, mais souligne aussi la nécessité d’un partage de l’information parmi les membres de la communauté humanitaire. D’autres terrains, comme la Tchétchénie, paraissent un peu plus accessibles mais nécessitent des modalités opérationnelles innovantes comme le support à distance de programmes (« remote support »). Au Darfour, la nature disparate des actes de violences – associant banditisme, prédation et volonté délibérer d’instaurer la peur et d’empêcher la présence d’ONG internationales – cible les populations civiles et les travailleurs humanitaires, acteurs « non armés » de ce conflit.
L’action humanitaire parait ainsi à la fois victime et sentinelle des conflits armés dans lesquels elle s’inscrit. Aujourd’hui plus qu’hier, l’accès aux populations vulnérables passe par la capacité des humanitaires à appréhender, comprendre, maîtriser leur environnement. Ce décryptage « intelligent » est également censé permettre de conserver les possibilités d’action et la liberté de témoigner que revendiquent les organisations humanitaires.
Sheik M. et al. British Medical Journal 2000 ; 321 : 161-168